Livres : Les autres victimes de la guerre en Ukraine.
Le livre, cette autre victime, souvent négligée, de ce conflit.
Dans le tumulte géopolitique déclenché par l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022, l’attention médiatique s’est concentrée sur les pertes humaines, les destructions matérielles, les réfugiés et les équilibres géostratégiques bouleversés. Et c’est justifié bien sûr!
Mais comme souvent dans les conflits prolongés, une victime silencieuse se meurt à l’arrière-plan, loin des caméras et des bilans militaires : le livre. Non, pas seulement un livre brûlé ou censuré ici ou là, cela serait presque romantique dans sa brutalité, mais une culture littéraire toute entière, laminée par les tanks, les lois d’exception et l’amnésie organisée.
Installez-vous, je vous fais un compte-rendu complet de la situation. Mais avant, n’oubliez pas de vous abonner, merci!
Une industrie littéraire ukrainienne sous les bombes
Depuis le début de l’invasion, des centaines de bibliothèques ukrainiennes ont été détruites ou endommagées. Selon le ministère ukrainien de la Culture, plus de 1 500 établissements culturels (rien que ça!), dont environ 400 bibliothèques publiques, ont été touchés par les bombardements russes à la date de mars 2024. Le sort réservé aux bibliothèques dans les territoires occupés ressemble, quant à lui, davantage à une purge : ouvrages en langue ukrainienne systématiquement retirés, remplacés par de la littérature russe, le tout dans une logique de russification culturelle assumée. Un nettoyage ethnoculturel par le livre, en somme. Moins bruyant que les missiles, mais tout aussi toxique.
L’UNESCO, toujours prompte à dégainer ses classeurs d’indignation lorsqu’un amphithéâtre romain est égratigné, a d’ailleurs condamné la destruction de ces institutions comme des attaques contre le patrimoine culturel de l’humanité. On attend encore les effets concrets de cette indignation.
On risque d’attendre encore longtemps, malheureusement…
Les éditeurs en exil… ou au bord de l’asphyxie
Au-delà des murs détruits, c’est l’écosystème tout entier du livre ukrainien qui vacille. De nombreuses maisons d’édition, souvent déjà fragiles économiquement, ont cessé leurs activités ou ont été contraintes à l’exil numérique. L’industrie, qui commençait timidement à se structurer après la révolution de Maïdan en 2014, est à nouveau mise à genoux. Le manque de papier (les imprimeries ukrainiennes dépendaient partiellement des importations russes), les coupures d’électricité, la désorganisation logistique, sans parler de la perte massive de lecteurs réfugiés ou enrôlés, constituent un cocktail létal.
Certaines maisons ont tenté de résister, à l’image de Vivat à Kharkiv, qui a poursuivi la publication d’ouvrages malgré les bombardements, parfois depuis des abris souterrains.
Une forme de résistance culturelle digne d’un roman dystopique… si ce n’était pas la réalité.
Moscou, éditeur impérial
Dans le même temps, la Russie ne se contente pas de faire la guerre avec des drones : elle impose aussi ses récits. Dans les régions occupées de Donetsk, Louhansk, Zaporijia ou Kherson, on a vu réapparaître dans les rayons scolaires les manuels russes revus par le Kremlin, ceux-là mêmes qui présentent l’Ukraine comme un “État artificiel” ou “néo-nazi”. Vladimir Poutine n’impose pas seulement son armée, mais son imagination historique.
George Orwell aurait souri jaune.
Quant à la loi adoptée par Moscou en 2023 interdisant la diffusion de livres ukrainiens dans certaines bibliothèques russes, elle parachève le travail : nier jusqu’à l’existence littéraire d’un peuple. Le soft power russe, dans sa version la plus brutale.
Le marché du livre russe : victime collatérale… ou complice ?
Ironie amère : le marché du livre en Russie ne s’en sort pas bien non plus.
L’autocensure s’est imposée comme discipline éditoriale de base, et de nombreux écrivains critiques ont fui le pays ou ont été dépubliés. Le groupe Eksmo-AST, mastodonte de l’édition russe, a dû composer avec les nouvelles directives idéologiques tout en tentant de préserver une apparence de diversité culturelle.
Une quadrature du cercle à la sauce FSB.
Les librairies russes, elles, subissent une baisse des ventes de près de 30 % depuis 2022, selon les chiffres de l’Association des éditeurs russes. Le livre, cet objet lent et nuancé, est désormais trop dangereux dans un pays où penser autrement que le Kremlin, c’est déjà trahir.
Résistance par l’écriture
La littérature comme acte de résistance connaît un renouveau inattendu.
Des voix ukrainiennes s’élèvent. Le Salon du livre de Lviv, déplacé et digitalisé, a connu une fréquentation record en 2023. Des auteurs comme Andrey Kurkov, Serhiy Zhadan ou Victoria Amelina (tragiquement tuée dans une attaque en 2023) ont redonné une visibilité à la littérature ukrainienne, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
Les traductions de romans ukrainiens en anglais, français ou allemand ont connu une hausse sensible depuis 2022. Mais ici encore, l’élan reste fragile, dépendant des subventions étrangères et des politiques culturelles européennes, souvent volatiles.
Conclusion : Un conflit contre la mémoire
Les bombes détruisent les corps, mais la guerre contre les livres, elle, vise les esprits.
C’est une destruction invisible mais réelle, discrète mais de longue durée…
Ce qui se joue en Ukraine, ce n’est pas seulement un affrontement militaire, mais une bataille culturelle. La tentative de faire disparaître les livres ukrainiens, de les remplacer ou de les museler, n’est rien de moins qu’une entreprise d’effacement de la mémoire.
Les livres n’ont pas de gilets pare-balles, pas de sirènes d’alerte, pas de casque bleu. Mais ils sont, dans leur silence imprimé, des cibles prioritaires pour ceux qui rêvent d’un monde à une seule voix. En Ukraine, cette voix voudrait avoir l’accent moscovite.
Résister, ici, c’est publier. Lire. Traduire. Et surtout : ne pas oublier.
~~ Patrick
Merci pour cet article. On se sent bien impuissants face à cela…